Pour Gilbert Pregno, on ne mesure pas aujourd’hui toute l’étendue des dégâts que la crise sanitaire aura sur le plan mental.  (Photo: DR; UE/Archives. Photomontage: Maison Moderne)

Pour Gilbert Pregno, on ne mesure pas aujourd’hui toute l’étendue des dégâts que la crise sanitaire aura sur le plan mental.  (Photo: DR; UE/Archives. Photomontage: Maison Moderne)

Pour Gilbert Pregno, président de la Commission consultative des droits de l’Homme (CCDH), le recours à l’obligation vaccinale au Luxembourg «serait une atteinte justifiable et légitime aux droits humains».

Gilbert Pregno (68 ans), psychologue de profession, est membre de la Commission consultative des droits de l’Homme depuis sa création en 1999 et son actuel président. Il est donc la personne idéale à interroger en ce vendredi 10 décembre 2021, Journée mondiale des droits de l’Homme. 

L’obligation vaccinale, si elle était instaurée, serait-elle une atteinte aux droits de l’Homme?

Gilbert Pregno – «Ce serait une ingérence dans la vie privée. Et donc, cela restreindrait un droit qui consacre une liberté. Cependant, cette liberté, comme toutes les autres, n’est pas illimitée. Elle peut être restreinte pour une raison valable: elle doit être ‘légitime, nécessaire et proportionnelle’ et limitée dans le temps, selon la logique juridique appropriée. Et dans la réalité qui nous occupe, on serait bien dans ce cas, puisque la santé collective, celle d’un grand nombre de personnes, serait en jeu. Donc, dans le cas présent, l’obligation vaccinale serait une atteinte justifiable et légitime aux droits humains.

Les restrictions de liberté sont concevables si l’enjeu sous-jacent est plus important que ces restrictions elles-mêmes.
Gilbert Pregno

Gilbert Pregnoprésident CCDH

Un jugement de la Cour européenne des droits de l’Homme de Strasbourg allant dans le même sens a d’ailleurs été rendu en avril dernier.

Vous parlez de l’arrêt de la CEDH rendu suite à la demande de plusieurs familles tchèques? Ces dernières ne voulaient pas se conformer à l’obligation légale générale de leur pays de vacciner les enfants contre neuf maladies. Du coup, l’État les avait condamnées au paiement d’une amende et les enfants non vaccinés n’avaient pas été acceptés à l’école maternelle. Ce qui avait donc poussé leurs parents dans un combat juridique qui les avait menés jusqu’à Strasbourg. Où elles n’avaient pas eu gain de cause...

«Oui, c’est ça. Beaucoup de gens avaient interprété cet arrêt de la Cour européenne comme étant une justification en faveur de l’obligation vaccinale. Or, ce n’était pas le cas. La Cour ne s’est pas prononcée sur la vaccination obligatoire. Elle a plutôt formulé une réflexion vis-à-vis des restrictions de liberté. Et, pour elle, ces dernières sont concevables si l’enjeu sous-jacent est plus important que ces restrictions elles-mêmes. Or, ce serait donc le cas chez nous si l’obligation vaccinale était décrétée.  

La santé collective peut alors passer au-dessus des libertés individuelles?

«Oui. Mais encore une fois, c’est une question d’équilibre et de balance à trouver. Et il faut être sûr qu’aucune autre mesure, qui serait moins contraignante, ne soit possible.

C’est pour cela que le gouvernement répète qu’il n’optera pour l’obligation vaccinale qu’en dernier recours et que d’autres stratégies sont pour l’heure privilégiées?

«C’est ça. L’idée a toujours été d’éviter de mettre une contrainte trop forte. Et de plutôt tenter de motiver, de sensibiliser les personnes qui ne sont pas vaccinées. Afin d’essayer de les mettre en confiance vis-à-vis de cette vaccination.

À la Commission consultative des droits de l’Homme, on reçoit pas mal de messages. Certaines personnes ont vraiment l’air désespérées.
Gilbert Pregno

Gilbert PregnoprésidentCCDH

Après, il reste toujours des gens qui ne veulent pas se faire vacciner, qui ont peur. Et ce pour différentes raisons. J’ai l’impression aussi qu’il y a une crise de confiance vis-à-vis des sciences. Avec, à côté de cela, une forme de protestation contre l’autorité et le monde politique depuis quelques années. C’est en tout cas ce que je ressens. Et tout cela fait qu’aujourd’hui, si ce même pouvoir politique avance une mesure, je n’ai plus confiance en lui. Et ce même s’il s’agit d’une décision qui pourrait être une bonne chose pour moi.

À la Commission consultative des droits de l’Homme, on reçoit pas mal de messages. Certaines personnes ont vraiment l’air désespérées. Elles ne sont pas vaccinées, ont le sentiment d’être dos au mur et de devoir faire quelque chose en quoi elles n’ont pas confiance. C’est vraiment très difficile de réussir à les convaincre. Le taux de réussite en l’état actuel n’est vraiment pas très élevé.

Les mesures prises par le gouvernement dans son dernier projet de loi vont déjà loin à mon sens. La 2G pour les loisirs et la 3G en entreprise, c’est très exigeant.
Gilbert Pregno

Gilbert PregnoprésidentCCDH

Comment faire alors si on veut atteindre un pourcentage élevé de vaccination au sein de la population? On risque assez vite d’en arriver au dernier recours, à savoir la vaccination obligatoire, non?

«Les mesures prises par le gouvernement dans son dernier projet de loi vont déjà loin, à mon sens. , c’est très exigeant. Il faut s’en rendre compte. On sent que le gouvernement pousse vraiment pour que tout le monde se vaccine. Comme lui, à la CCDH, nous sommes convaincus que la sortie du tunnel passera par cette vaccination. Mais nous restons prudents et vigilants quant aux effets des mesures qui sont prises.

C’est compliqué pour une personne qui s’est mis en tête qu’elle ne voulait pas être vaccinée de réussir à ravaler sa fierté et de se rendre dans un centre de vaccination…

«Oui, en tant que psychologue, je peux vous assurer que c’est effectivement très difficile. Et si on est mis sous pression alors qu’on a déjà un sentiment de peur à la base, ce dernier risque de se multiplier.

Mais, si je remets ma casquette de défenseur des droits humains, je suis obligé de constater qu’il y a une forme d’urgence qui s’est installée. Il faut que la société réussisse à aller de l’avant. Parce que plus les mesures actuelles durent, plus elles auront des conséquences néfastes. Donc, il faut vraiment travailler dans la perspective d’une sortie de cette crise pandémique.

Je me dois de dire que le gouvernement n’a que très rarement fourni les éléments qui auraient permis de comprendre comment il en était arrivé à prendre les mesures décidées.
Gilbert Pregno

Gilbert PregnoprésidentCCDH

Je vous avoue que toute cette problématique nous préoccupe beaucoup au sein de la CCDH. Nous sommes une sorte de lanceur d’alerte institutionnel. Depuis le début de la crise, nous avons apporté notre soutien au gouvernement pour aller dans le sens de la vaccination. Mais nous avons aussi toujours été très attentifs à la précision des textes de loi, qui laissaient beaucoup à désirer.  En outre, nous sommes avant tout les avocats des personnes discriminées, des pauvres, des sans domicile fixe, de ceux qui ont des difficultés mentales, des réfugiés, des enfants, etc. Notre engagement était de veiller à ce que nous ne soyons pas clivés dans notre société pour ne pas faire éclater notre vivre-ensemble. Et je me dois de dire que le gouvernement n’a que très rarement fourni les éléments qui auraient permis de comprendre comment il en était arrivé à prendre les mesures décidées. Or, comprendre est quelque chose d’important. L’absence de ces explications a contribué à créer auprès d’un certain nombre de personnes un climat de méfiance, voire de rejet. C’est un phénomène qui existe aussi dans d’autres pays, je me dois de le signaler.

La CCDH a une double casquette: promouvoir les droits humains et conseiller le gouvernement. Lors de la publication de votre rapport annuel, en mars dernier, vous aviez expliqué que vos avis avaient globalement été peu suivis par ce même gouvernement. On est toujours sur la même dynamique aujourd’hui?

«Oui. Et je crois que c’est un peu le cas pour tous les organismes consultatifs comme le nôtre. Le gouvernement et le Parlement sont intéressés de savoir si le Conseil d’État prononce ou non une opposition formelle, parce que celle-ci met du sable dans les rouages des procédures. Mais pour le reste, ils sont dans une optique de prise de décision rapide, sans recourir à des avis qui pourraient pourtant être très utiles. Ils font un peu du pilotage à vue. Mais je m’en voudrais de ne pas ajouter que la pression sur le pouvoir politique est énorme avec cette crise sanitaire. C’est un mauvais moment pour avoir une responsabilité politique.

Le gouvernement et le Parlement sont dans une optique de prise de décision rapide, sans recourir à des avis qui pourraient pourtant être très utiles. Ils font un peu du pilotage à vue.
Gilbert Pregno

Gilbert PregnoprésidentCCDH

Vous les dédouanez un peu donc?

«Oui, un peu. Comprenez-moi: je regrette vivement qu’ils ne tiennent pas davantage compte de nos avis. Mais je ne veux pas rentrer dans cette logique de mépris qui est tant présente dans notre civilisation actuelle. Vis-à-vis des hommes politiques, mais pas seulement. Ce mépris me fait très peur, je l’avoue. Parce que si notre société s’éparpille à cause des clivages, éclate ainsi en morceaux, dans quel état allons-nous sortir de la crise une fois que nous aurons maîtrisé ce virus? Est-ce que nous pourrons pardonner les erreurs qui auront été inévitablement commises? Serons-nous à même de consoler tous ceux qui auront été touchés? Au début de la crise, j’avais pensé que nous sortirions plus fort, plus solidaires. Je n’en suis pas vraiment convaincu, mais je veux rester optimiste malgré tout.

Comment va-t-on parvenir à réparer tous les dégâts que cette crise sanitaire occasionne au niveau mental?

«Les dégâts au niveau de la santé mentale sont vraiment impressionnants et très répandus. Je pense qu’on n’en mesure pas encore aujourd’hui tous les effets. Cela me préoccupe beaucoup en tant que psy.

Nous sommes en train de finaliser un avis sur la réforme de la Constitution. (…) Il sera critique sur certains points. Et non des moindres.
Gilbert Pregno

Gilbert PregnoprésidentCCDH

Et là, encore une fois, ce sont les personnes les plus vulnérables qui sont les plus touchées. Je pense aux enfants, aux adolescents, aux gens qui vivent dans la difficulté, notamment en termes de logement ou de travail. Il y a énormément de pression à l’heure actuelle sur la recherche de lieux de thérapie pour pouvoir aller consulter. Et ce alors même que le gouvernement traîne des pieds depuis des années en ce qui concerne le remboursement des frais de traitement auprès des psychothérapeutes, qui ne sont pas médecins.

Il faut vraiment qu’on sorte de cette crise le plus rapidement possible.

Un dernier mot sur la réforme de la Constitution, que vous suivez aussi?

«Oui, c’est un autre gros dossier pour nous. Nous sommes en train de finaliser un avis qui devrait être publié dans le courant du mois de janvier. Je ne souhaite pas trop en dire pour le moment, mais je sais qu’il sera critique sur certains points. Et non des moindres.»